mardi 29 décembre 2009

Le mind map n'a pas que des amis!



La carte mentale de Tony Buzan doit être agaçante pour que l'on observe ce genre de poster. Après avoir trouvé ce poster très drôle et tout en restant schizophréniquement un fervent défenseur du mind map, je ne peux m'empêcher de réfléchir sur les raisons d'être de cette réaction. Je suis incapable de savoir si quelqu'un s'est rebellé un jour contre les représentations en matrice ou contre les prises de notes chronologiques mais cela existe peut-être. Ce poster dénonce peut-être une façon de vendre de la créativité en sur vendant les capacités du mind map. Peut-être même est-ce une réaction à un irritant effet de mode ou a une épuisement de son auteur devant la feuille blanche susceptible d'accueillir de nombreuses idées. Dans tous les cas lunchbreath (l'auteur) reconnait avoir un rapport ambigu avec le mindmapping, donc n'hésitez pas à le visiter pour lui faire profiter de vos commentaires ici. Ce poster à été posté sur flickr par lunchbreath et un grand merci à JR (qui se reconnaitra) qui m'a envoyé le lien.

vendredi 18 décembre 2009

Iconoclaste(S) de Dominique Sciamma

ATELIERS Bell Labs du 2 Décembre 2009 :  Produire de l'invention Telecom Paristech.



PRÉAMBULE
S’agissant de créativité – et ici considérée dans le contexte de "l’invention" et de la pluridisciplinarité – je voudrais tout d’abord préciser que ce n’est qu’en tant que praticien que je m’exprime ici. Il ne s’agit pas ici pour moi de faire science (et encore moins de la « dire »), mais plutôt d’essayer d’induire, à partir d’une expérience de créateur, mais aussi d’un pédagogue, comment un processus créatif est préparé, favorisé, lancé, et partagé.
  Afin de rentrer dans le propos – créativité et pluridisciplinarité – je voudrais d’abord, au risque de paraître immodeste, décrire mon propre parcours, dans la mesure où, ne pouvant mieux me définir que comme un créatif, je cherche dans ma propre expérience des règles qui la dépasseraient et éclaireraient utilement le thème de cet atelier.

UN PARCOURS CRÉATIF
Mathématicien, mais aussi informaticien théorique de formation, j’ai toujours travaillé dans le domaine des nouvelles technologies. Au sein du groupe Bull, j’ai d’abord exercé un travail d’ingénieur logiciel sur très gros système, avant de rejoindre le centre de recherche du groupe pour travailler d’abord sur la parallélisation de programmes scientifiques, puis sur un langage d’intelligence Artificielle (Prolog).
  J’ai à cette époque conçu et développé un environnement innovant de programmation logique fenêtré sur MS-DOS (Xilog -1984). Cet environnement est devenu un produit, au sein d’une ligne de produits dont on m’a demandé de m‘occuper, au sein d’une entité de « produits avancés ». J’ai ensuite pris la direction marketing de cette entité (spécification des produits, études sectorielles, et communication).
  J’ai ensuite créé et dirigé pendant 2 ans une business unit basée à Singapour, dédiée à la vente les produits et services d’IA en Asie du Sud-Est. J’y chapeautais en parallèle un laboratoire d’IA au sein du French Singapore Institute. De retour d’Asie, j’ai intégré la direction  « Stratégie » du groupe, où j’ai participé à une étude sur la convergence « IT, Télecom, Entertainment » avant de le quitter pour rejoindre la société EDS, SSII américaine, filiale de GM.
  Au sein d’EDS, j’ai d’abord créé et dirigé une équipe de consultants/ingénieurs dédiée à la résolution de problèmes complexes (ordonnancement, planification, allocations de ressources) sur la base de technologies issues de la recherche opérationnelle, et l’IA. Nous étions au milieu des années 90, au moment où le multimédia commençait à monter en puissance, et internet à montrer le bout de son nez.

  Ma vocation secrète étant en fait de « raconter des histoires », le Multimédia m’est apparu comme le pont entre la technologie et la narration me permettant à la fois d’exploiter et de valoriser une expertise technologique et un très fort désir de narration. Tout en me lançant alors dans ’écriture multimédia et plurimédia, je deviens en parallèle l’Editeur Electronique du journal économique « La Tribune ». En tant qu’éditeur électronique, je conçois et mets en place le premier site internet du quotidien, premier portail d’information économique conçois aussi le CD-ROM des archives en ligne, qui donne à l’époque – et de manière automatisée – l’intégralité du journal à midi, chaque jour. Je du journal.
  En tant qu’auteur (multi/pluri)média, je conçois l’interface de l’encyclopédie Larousse, de nombreux sites internet, scénarise plusieurs titres multimédia, conçoit des jeux vidéo pour diverses plates-formes (PC, consoles téléphones), scénarise des bandes dessinées de communication, et des projets de dessins animés.
  Parallèlement à cette activité d’auteur, j’ai développé et vendu à partir de 1999 un environnement de gestion et de publication de contenus multicanal (Rexpublisher), servant à produire et à publier du contenu sur des supports différents.

  Enfin, j’ai créé en 1998 le département Multimédia de Strate Collège Designers, dédiée au départ à l’initiation à l’écriture interactive, qui s’est métamorphosé depuis 2007 en un département majeur (Systèmes et Objets Interactifs) dédié à la conception d’objets intelligents. Intégré maintenant de manière permanente au sein de cette école supérieure de Design industriel, je fais le suivi (créativité et recherche) de l’ensemble des projets de diplômes de 5ème année depuis 2002.

DE LA PLURI-DISCIPLINARITÉ A LA MULTI-DISCIPLINARITÉ
Ce que je cherche à illustrer dans ce fastidieux inventaire à la Prévert (la poésie en moins), c’est que mon parcours a été multidisciplinaire. Il y a probablement un aspect compulsif pour certaines personnalités à toucher à tout (on les appelle souvent des dilettantes), paradoxalement intéressées à toucher sans pour autant les maîtriser en totalité des territoires d’expression très divers. Il n’y a ici aucune prétention à jouer les Pic de la Mirandole, mais à multiplier les points de vue et les modèles, pour les exploiter, justement lors de processus de création.
  Ce glissement de la pluridisciplinarité vers la multidisciplinarité m’amène à poser la question de la pertinence même de la seule pluridisciplinarité comme condition nécessaire et suffisante de l’émergence de l’invention, ou à tout le moins, de se poser la question de la nécessité de disposer de personnalités possédant une approche multidisciplinaire pour exploiter tout le potentiel d’une équipe pluridisciplinaire. Ces personnalités ne sont-elles pas les médiateurs nécessaires entre des experts de chaque discipline ? Ne permet-elle pas la mise en place de territoires communs de communication, de traduction des vocabulaires, des concepts, des théories ? Le croire est d’ailleurs peut-être un piège, à savoir celui de la pérennisation d’un modèle de séparation des savoirs et de leur articulation, qui est peut-être lui-même antinomique avec les processus d’invention du XXIème siècle !
  En effet, la structuration des savoirs scientifiques et leurs applications, a coïncidé avec la montée en puissance des sociétés industrielles. L’objectif de ces sociétés était schématiquement d’extraire du charbon, de produire de l’acier, de construire des usines, elles mêmes productrices d’objets d’une nature nouvelle : les "produits". Toute l’organisation politique, sociale, économique, a été basée sur la "séparation", la "spécialisation". En termes épistémologiques, cette séparation a vu la naissance de " disciplines" séparées, voire rivales. Là ou auparavant, des hommes exploraient et arpentaient des savoirs différents, sans d’ailleurs les différencier, des chapelles nouvelles ont été élevées, et leur dogme aussi affirmés.
La structuration des enseignements scientifiques, des mathématiques appliquées, ou techniques – tels qu’ils s’incarnent dans nos classes préparatoires, et nos écoles d’ingénieurs – sont emblématiques d’une société industrielle pyramidale où le cloisonnement est la règle, entre les savoirs comme entre les acteurs.
Tabler sur la pluridisciplinarité reviendrait alors, dans cette hypothèse, à essayer d’amender un système moribond, structurellement inadapté à la nouvelle donne créative des sociétés postindustrielles. La Multidisciplinarité serait alors la "bonne" - parce que seule - réponse, toujours dans cette analyse.

DISCIPLINE OU DISCIPLINE ?
Au-delà de cette discussion épistémo-logique, où la pluridisciplinarité serait au bout du compte un pis-aller, voire un obstacle à l’invention, se pose aussi la question de l’autorité et de la légitimité des acteurs impliqués dans des processus collectifs d’invention.
Pour rester dans la critique de la séparation des savoirs et de ses conséquence, se pose celui de la posture de l’expert, et des pouvoirs - formels ou de fait – que cela lui confère. La France est d’ailleurs une championne du Monde dans cette catégorie. La hiérarchie des grandes écoles définit les regards que ceux qui en sont issus posent sur leur (dis)semblables, vers le "haut" comme vers le "bas". Cette situation est complètement antinomique avec tout projet d’invention collective ! Comment pourrait sortir du neuf d’une organisation où le droit à parler dépendrait de son corps d’origine ? Cette sclérose hiérarchique tue toute initiative, parce qu’elle la rend illégitime, et sans initiative, pas d’invention.
  Au-delà de l’origine, être diplômé d’une discipline, en être un expert, confère au bénéficiaire une "autorité", qui donne à sa parole, sur son territoire, un poids qui est celui du "vrai", et donc de l’incontestable. La discipline devient alors une chasse gardée, un territoire où ne peuvent intervenir (et encore) que les co-disciplinaires, mais d’où sont exclus (ou pire encore s’excluent) toutes autres membres de l’équipe.
La discipline doit alors être comprise comme la "règle", celle qui délimite, qui protège celui qui y est positionné, et qui est d’autant moins inventif qu’il sait qu’il n’y sera jamais challengé.
Ma position, comme mon expérience, me pousse à aller piétiner les plates-bandes des autres – et ce d’autant plus que l’on peut, dans une approche multidisciplinaire, être cultivé sur ces domaines, suffisamment en tout cas pour en voir les objets, les concepts, les enjeux et les tendances. Ce faisant, on peut alors émettre des propositions, d’autant plus libre qu’elles sont émises par des amateurs, des « dilettantes ». Encore faut-il que les organisations de travail (statiques, comme dynamiques) autorisent ces prises de paroles, et plus important encore que les individus s’autorisent à le faire.

OSONS ! OSONS !
Car le meilleur censeur de nos créativités, le meilleur gardien du temple de l’existant, c’est bien nous-mêmes! Il est trop simple de blâmer uniquement l’organisation des savoirs et des pouvoirs,car l’individu possède en lui les moyens de la remettre en cause, sinon de la supprimer. Comment une innovation, une invention, peut-elle émerger si les individus ne prennent pas la parole, le crayon, ou le clavier ? Comment des relations entre technologies, process, marché, cibles, peuvent-elles naître si l’intelligence, l’imaginaire, la sensibilité, les croyances, les peurs, les émotions des individus ne sont pas mises en mouvement et ne s’expriment ? Au-delà de cette proposition un peu déclamatoire, et donc inutile telle quelle, il s’agit d’identifier les moyens de le faire. J’aimerais pour cela lister et développer quelques mots, simples mais forts et symboliques, qui contiennent en eux des règles de liberté et de créativité. Ces mots sont des méthodes, que pour ma part j’exerce au quotidien, pour le pire comme pour le meilleur, à l’avantage ou au détriment à la fois des projets et de mon entourage.

Impudique : Créer c’est être impudique. Tout système de valeur est une prison puisqu’il impose des limites
à l’action, mais aussi de fait à la pensée. Rappelons-nous d’abord que nous sommes ici dans le domaine de
la pensée, de la création pour l’instant inappliquée. Remettre en cause un système de valeurs, ou plus généralement des tabous, n’a aucune conséquence dans une séance de créativité, si ce n’est d’éventuellement choquer des convictions. Innover nécessite de se libérer de schémas, de représentations, de théories.
Car au-delà de la morale, ou des seuls systèmes de valeurs, il est certain que nous observons avec nos savoirs, nos modèles, nos représentations, nos théories, la même acceptation passive qu’avec ceux-ci, où les remises en cause sont inconsciemment vécues comme impossible sinon interdites.

Présomptueux : Créer c’est être présomptueux. Se permettre d’émettre des propositions, y compris sur des territoires où nous ne sommes pas légitimes (cf. plus haut). Ne pas craindre le ridicule, celui de l’incongruité, de la naïveté, ou de l’enfoncement de portes ouvertes (début février à Strate ! ). Toujours se penser capable de produire des propositions singulières et originales à partir de matériaux que l’on ne maîtrise pas, et justement parce que l’on ne les maîtrise pas. L’autre avantage de cette présomption est de bousculer l’expert, de l’obliger à se positionner, voire à redécouvrir son propre savoir parce qu’éclairé ou défié sous un jour nouveau, ou rapproché, dans ces propositions singulières, de concepts ou de savoirs étrangers et étranges.

Ironique : Créer c’est ne rien prendre au sérieux. Prendre une chose au sérieux, c’est forcément s’interdire de la contredire, de la remettre en cause, et donc d’innover. L’humour est une arme puissante en matière de créativité. Exercer de manière systématique son sens critique (au risque maladif de gêner son entourage) sur une proposition, un système, une situation, est une arme de création massive, qui permet les décalages, les jeux de mots et d’idées, la déstabilisation des systèmes, et donc leur mise en mouvement.

Irrespectueux : Créer c’est être irrespectueux des diktats, des arguments d’autorité, des expertises, des
règles. Ne rien croire, tout envisager. Ne pas considérer les frontières des disciplines comme des barrières de la pensée. Ne pas considérer de hiérarchies des savoirs, et donc des pouvoirs, et s’autoriser ainsi une prise de position, d’initiative, de proposition, de parole, libérée et libre des règles émises par des autorités du pouvoir et du savoir. 

Iconoclaste : Créer c’est d’abord détruire. Détruire nos croyances, détruire nos préjugés, détruire nos représentations, détruire nos théories. Si la perception humaine est une prison redoutable, du fait des limites physiques et structurelles de nos sens, l’homme a su s’en libérer en construisant des représentations du monde, de l’animisme à la mécanique quantique, de modèles descriptifs aux modèles prédictifs. Mais en se libérant de la prison perceptuelle, l’homme s’est construit une nouvelle prison d’autant plus redoutable qu’elle est beaucoup plus grande et qu’on en voit pas souvent les murs. Confondre la représentation du monde avec le monde lui-même est un pêché originel anthropologique, donc universel, auquel les "savants", les experts sont les premiers à succomber. Ce faisant, ils s’interdisent tout regard original sur l’objet de leur savoir, comme sur tout objet du monde. Les théories nous imposent des lectures qui souvent stérilisent notre créativité en induisant des relations, des ordres, des associations, des utilisations qui deviennent impératives. Et quand je parle de théories, je ne parle pas que de savoir abstrait, mais aussi de représentations, d’images, et d’objets. Avant d’être une chose matérielle, l’objet est une théorie matérialisée dont la nature se confond avec l’usage, qui nous impose une lecture, et nous interdit conséquemment de la voir autrement, limitant ainsi le champs des possibles et partant notre créativité. Notre rapport aux images n’est pas différent, qui se construit autour de grammaires narratives tout aussi impératives. C’est donc clairement notre liberté de jouer comme bon nous semble  avec les objets du monde - qu’ils soient matériels ou de savoirs - que nous castrons délibérément, alors que rien sur le fond ne nous l’impose, si ce n’est notre tendance à vouloir stabiliser et sécuriser ce monde.
Or, la stabilité et la sécurité sont antinomiques de la créativité, par définition déstabilisatrice, et insécurisante. Il nous faut donc, pour être créatifs, critiquer, mettre à bas, détruire nos représentations, nos images du monde, et être littéralement des « iconoclastes », des briseurs d’images, refusant d’adorer ce qui ne sont que des outils, et préférant scruter et interroger le monde qu’ils sont censés ouvrir, et non couvrir. Rien ne synthétise mieux l’ensemble de ces mots-clés que le terme « iconoclaste ».
  Détruire, mettre à bas et contester représentations, théories, savoirs et pouvoirs est à la base de toute vraie démarche de création. Cet acte de destruction, qui brise en morceaux, est un acte de séparation, à la fois créateur de contenus séparés que de tensions entre eux. Cette iconoclastie, cet art de la « séparation », a d’ailleurs un nom en sciences : l’analyse, et une cousine en philosophie : la dialectique.

SUS AU CONSENSUS !
Il est clair que le créatif, tel qu’il est décrit ci-dessus comme un être pétri de qualités asociales, est un acteur qui est tout sauf consensuel. Il vient au contraire en permanence bousculer le consensus, c’est à dire remettre en cause ce qui est admis comme commun, ce qui est acquis, et donc ce qui a priori ne peut être remis en cause. Si la science est consensus (ce qui fait sens commun), se construit du consensus, elle n’évolue, ne change, ne s’élargit que lorsque l’on tombe sur ses limites ou ses incohérences, dans le cadre de son exploration et de son exploitation, de sa mesure.
 Mais inventer n’est pas faire de la science, c’est s’en nourrir. Il ne faut donc pas que ce qui fait consensus, ce qui est science (celle des experts dans une équipe pluridisciplinaire) induise une sorte d’asservissement dans leur éclairage et leur mise en relation. C’est justement le rôle du créatif que de briser cette tentation induite, et créer du désordre dans la remise en cause du consensus.
Politiquement, moralement, éthiquement, socialement, épistémologiquement, le créatif est donc par définition incorrect, puisqu’il ne respecte rien. Plus qu’incorrect, il est même incorrigible.

MÉDIUM ET MÉDIATEUR
Le portait du créatif en iconoclaste pourrait sembler peu constructif s’il s’arrêtait là, et à juste titre. Le créatif ne peut pas seulement être cet iconoclaste, ou, pour parler plus méthodologiquement, un analyste qui découpe rageusement les problèmes, situations, propositions, et les réduit en pièces pour les disposer sur l’espace commun de la réflexion. Si sa démarche créative commence par cet acte de séparation, son acte créatif se révèle dans les mises en relation de tous ces éléments. A ce titre le créatif est véritablement un dialecticien, artiste de la séparation et de la réunion.
  Ce sont évidemment les mêmes "vertus" listées plus haut, que le créatif va mettre au service de la mise en relation. Il ne doit rien perdre de son iconoclastie dans ce processus, bien au contraire. Car le moment de la réunion est fondamentalement celui de l’invention.
Mais si l’iconoclastie est une méthode, elle n’est pas une mécanique. De fait, si l’acte d’invention était mécanisable, cet atelier n’aurait pas d’objet, et des machines bien pensées feraient le travail d’invention à notre place.

 Si des méthodes tentent d’exister (Triz), il n’en reste pas moins que l’acte de création est un acte littéralement solitaire, qui émerge de processus non maîtrisés, mais en tout cas provoquées, car provocables. Un regard en arrière sur mon propre parcours m’amène aujourd’hui à essayer d’analyser les états mentaux dans lesquels je suis, où je me mets, lors d'un processus créatif.
  En tant que membre de l’équipe de suivi des diplômes de Strate Collège Designers – équipe par ailleurs pluridisciplinaire – et comme mes camarades, je suis chaque mois chacun des futurs diplômés, d’abord sur leur mémoire puis sur leur réponses design, et plus spécifiquement sur la recherche et la créativité. Cela fait ainsi 9 ans que ce bonheur dure, qui m’a amené à suivre 400 projets. Quand je cherche à caractériser l’état mental dans lequel je suis dans ces moments d’écoute, d’interrogation, de propositions, je ne trouve pas d’image plus évocatrice que celle de « Médium ». De fait, je me retrouve dans une sorte d’état de conscience second, flou, où les propos de l’étudiant arrivent, flottent, sans que je ne focalise sur eux (dans le flou, donc, définitivement). D’une certaine manière, ce flou est un flou cognitif. Il s’agit de prendre de la distance avec ce que nous imposent les idées, ce qu’elles précisent, ce qu’elles induisent, pour les regarder différemment, plus hollistiquement. Cette mise au flou permet d’associer des idées différentes parce que leurs flous se ressemblent, et les rassemblent. Des processus associatifs sont alors mis en branle, d’où vont émerger les idées nouvelles.

  Rien n’existe cependant si aucune verbalisation n’est effectuée. Verbaliser ne peut cependant se résumer à une mise en mots. Verbaliser c’est aussi émettre des propos libres, c’est à dire se donner le droit - impudique, présomptueux, ironique – de dire tout, sans limite, sans tabou. Cette liberté de parole nécessite non seulement de la part du locuteur une forme d’impudeur, mais aussi une forme d’impunité, c’est à dire l’assurance de ne pas être jugé au travers de et pour ce qu’il émet. Car ce qu’il émet est gratuit, en ce sens qu’il ne propose pas de système de lecture du monde, ni qu’il nie celui de ses interlocuteurs. Il joue tout simplement, et tout jeu est gratuit.
  Le principe paradoxal et permanent d’un tel travail collaboratif de créativité est donc celui du respect absolu de l’autre et qui pourrait s’exprimer ainsi : nous nous respectons tellement que nous pouvons tout nous dire, sans conséquence. Dès lors, l’expert doit aussi non seulement rentrer dans ce jeu, mais aussi être assuré du respect de ses pairs en invention. Il ne doit pas penser qu’il est remis en cause personnellement, mais juste qu’il participe à un jeu d’égaux libres.
  A ce titre, tout joueur de créativité, quel que soit son statut doit pouvoir prendre la parole librement, et sans crainte, en étant assuré qu’il ne sera pas jugé ni qualifié par la suite du fait de ses prises de positions ou ses propositions. Ces paroles libres pourront alors s’entrelacer avec d’autres, se métisser, s’opposer, dans un jeu maintenant collectif. Car, si j’ai surtout insisté jusqu’ici sur la place de l’individu, et de sa subjectivité, dans le processus d’invention, je voudrais tout autant insister sur le fait que cette subjectivité et ces comportements individuels sont au service d’un travail collectif. De ce point de vue, ce travail collectif a non-seulement besoin de mediums mais aussi de médiateurs. Ces médiums et ces médiateurs sont-ils les mêmes ? Et est-il souhaitable qu’ils le soient? Nous pouvons en tout cas dire que le créatif tel qu’il est ici décrit est de fait un médiateur en tant qu’il est un medium et un synthétiseur : medium entre disciplines, et synthétiseur en tant qu’il verbalise les propositions. A bien des égards d’ailleurs, la figure du designer correspond à ce portrait.

VERS UNE NOUVELLE PENSÉE MAGIQUE
En tant que professionnel, citoyen et individu, je suis un passionné de la raison. Je pense profondément qu’elle est la clé de nos relations au monde, dans toutes les dimensions - philosophiques, politiques, scientifiques et techniques - et que plus qu’une clé, elle nous fournit les outils de sa transformation, et ultimement de sa maîtrise.
  Il peut donc paraître étrange, dans un atelier consacré à l’invention, c’est à dire à une activité où il s’agit d’articuler et marier des objets nés de la raison - comme des théories, des concepts, des procédés ou des technologies - d’invoquer le médium, figure typiquement irrationnelle. La créativité serait alors une activité mystérieuse, née du choc entre deux mondes a priori non communicants, et que quelques élus auraient seuls la possibilité de relier. D’une certaine façon, ce processus relèverait de la magie, puisque la raison
en serait absente.
  Je pense effectivement que la science, dans ses productions mais surtout dans ses promesses visibles ou cachées, est aujourd’hui arrivée à un point tel qu’elle permet l’émergence d’une for-me sublimée de la raison, la nouvelle pensée magique, et que celle-ci est au coeur de l’invention d’aujourd’hui et de demain. Cette nouvelle pensée magique nous permet à nous, inventeurs, de rêver avant de concrétiser, de rêver pour concrétiser. Il s’agit donc d’inverser le processus mental dominant de l’invention – très partagé par tous les ingénieurs de cette terre – qui consiste à partir des possibilités techniques pour aller vers le réalisable. Ce processus contient en lui-même les germes de sa faillite, puisque il part de l’acceptation d’un modèle. En cela, il est tout sauf iconoclaste, puisqu’il n’autorise à penser que dans un cadre prédéfini et fort contraint.
  Inverser le processus consiste au contraire à partir de ce que l’on veut faire, et d’imaginer la solution véritablement idéale (magique) au problème que l’on se pose, sans d’abord se soucier une minute de la manière dont on le réalisera. Il faut pour cela imaginer des usages sans se soucier des "Comment", mais juste des "Pour quoi". Il ne s’agit donc pas de dire "Qu’est-ce que je peux bien faire avec ces technos ?", mais bien "Qu’est-ce que je veux offrir comme nouvelle expérience ?". Ce n’est que dans un deuxième temps que l’on se préoccupera de la manière dont on s’en approchera, en bricolant avec des métaphores et des technologies. Cela revient très classiquement à privilégier une approche Top-Down (des usages vers les technos) que Bottom-Up (des technos aux usages).
  Une telle démarche n’est possible aujourd’hui que parce que la science a non seulement produit une quantité énorme de technologies, mais est aussi pleine de promesses technologiques (notamment au travers des nanotechnologies). Cette quantité est ainsi la source d’une combinatoire gigantesque dont on peut espérer extraire la combinaison gagnante, c’est à dire celle se rapprochant le plus de l’idéal magique dont je parlais précédemment.
  C’est cette confiance en la puissance de la science, et donc de la raison, à fournir à terme les briques technologiques nécessaires à la construction de nos réponses qui nous permet paradoxalement d’abandonner le terrain de la raison pour imaginer "magiquement" les systèmes, processus et produits dont nos pareils ont besoin.


TRANSGRESSER POUR PROGRESSER
Si tant est que " inventer" serait "créer", l’invention consisterait donc en un acte transgressif, à l’encontre des savoirs, des modèles, des théories, des démarches, de la raison, et au service d’un progrès collectif. L’acte de transgression se faisant toujours en référence à des modèles consensuels, il y a un paradoxe apparent à les défier pour les faire progresser. Mais, là où cette confrontation fut précédemment violente (des milliers de Giordano Bruno en sont malheureusement la preuve), la victoire de la raison qu’incarne aujourd’hui une science génératrice de progrès, et donc – osons le mot - de bonheur, permet maintenant une confrontation acceptée, nécessaire, et - il le faudrait - désirée. Le bonheur des hommes dépendra alors plus que jamais de la capacité de sa société à encourager la transgression, autorisant par sa propre déstabilisation sa mise en mouvement. Pour parodier Malraux (qui n’a pas dit que des conneries), le XXIème siècle sera donc iconoclaste, ou ne sera pas…